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Colloque Nîmes - 17 - 20 septembre 2009

Colloque Nîmes


[1]

Les Etats-Unis d’Amérique constitueraient-ils la première puissance mondiale dans le domaine de la tauromachie ? La proposition iconoclaste n’a rien d’absurde une fois admis comme une évidence que le rodéo, l’un des sports majeurs en Amérique du Nord,

qui intéresse aujourd’hui une vingtaine de millions de spectateurs et de téléspectateurs, est un avatar des jeux d’arènes ibériques. Ce spectacle, qui met en scène la confrontation de cowboys, de taureaux et de chevaux au caractère « sauvage » (untame), c'est-à-dire agressif, participe des nombreuses influences hispaniques que la colonie espagnole puis la nation mexicaine, qui avait jusqu'en 1848 la souveraineté sur tout le sud-ouest des actuels Etats-Unis, a diffusées chez sa voisine. Certes, on trouve aussi dans le rodéo nord-américain la trace de la culture anglo-saxonne du cirque et de la parade qui donna lieu, à partir de 1883, aux célèbres exhibitions du Wild West Show de Buffalo Bill (Kasson, 2000). Mais le concept même du jeu d'arènes et les principales techniques employées par les cowboys sont clairement d'origine latino-américaine : ainsi les exercices de monte et de piégeage au lasso des taureaux, dont nous avons montré dans un ouvrage récent qu'ils relevaient d'un processus de transformation mexicaine de la tauromachie espagnole par une mise en spectacle des tâches de l'élevage extensif du bœuf (Saumade, 2008). A ce titre, il est juste de considérer le cowboy du spectacle comme un descendant créole du vaquero mexicain et du torero espagnol, même si d'autres apports d'origine anglo-saxonne et africaine ont pu contribuer à forger la culture de l'élevage extensif nord-américain (Jordan, 1993), et si, comme nous l'avons vu au Mexique, l'adaptation des Indiens à la présence du bétail européen a été un facteur décisif dans la dynamique de transformation des jeux d’arène et de l’élevage bovin.

L’élevage du sauvage en Amérique

Dès les débuts de la colonisation européenne, dans l’ouest étasunien comme au Mexique, l’élevage extensif d’origine ibérique sur des immensités semi-désertiques non clôturées a eu pour résultat le marronnage d’une partie du cheptel, c’est-à-dire l’ensauvagement de troupes de bœufs et de chevaux qui s’isolaient de l’emprise humaine et se reproduisaient en liberté. La prolifération de ces grands mammifères européens dans le paysage des prairies, des steppes et des montagnes qui étaient jusqu’alors les territoires de chasse des Indiens, eut pour effet l’extinction progressive ou le recul vers les montagnes de leurs homologues américains (cerf, antilope, élan, bison). Mais les Indiens, malgré tout, surent s’adapter à cette intrusion en faisant du bétail une proie supplémentaire. Ils se familiarisèrent ainsi avec lui, non seulement en le chassant pour le tuer, lors de raids qui terrorisaient les ranchers blancs, mais aussi pour le capturer et le dresser. C’est ainsi que l’Indien d’Amérique du nord devint un grand cavalier. En outre, les indigènes du sud-ouest (Californie, Arizona, Texas), qui vivaient davantage au contact des Blancs que ceux des Grandes Plaines – dont certains travaillaient même pour les Blancs en tant que vachers, soit pour une Mission jésuite ou franciscaine, soit pour un rancher laïc – pouvaient facilement devenir cowboys. Ici comme au Mexique, la colonisation engendra un élevage indigène-métis du bœuf et du cheval où se forgèrent des techniques inconnues en Europe (l’usage du lasso notamment) qui apparaissent, à l’analyse, comme une adaptation de la cynégétique indigène aux nécessités de la domestication du bétail sur un territoire sans limite (Saumade, 2008). Cette forme d’élevage into the wild, à l’origine d’une culture cowboy qui doit beaucoup aux Indiens[2], confond la distinction européenne entre le sauvage et le domestique en considérant le bœuf, l’animal domestique par excellence des civilisations occidentales, comme un animal qui reste à dompter. En cela elle retrouve, à travers sa représentation idéalisée dans le rodéo, le « sentier de la tauromachie » et de ses propres origines hispaniques.

Tauromachie américaine et législation protectrice de l’animal

Mais aux Etats-Unis, cette ascendance tauromachique du rodéo n’est pas clairement assumée. Elle pose problème, ainsi que l’indiquent les efforts pour limiter la violence du spectacle, pour le moins, en limiter la perception par le public, suivant une gradation significative de l’idéologie dominante. Par exemple, le taureau de rodéo souffre d’être monté par l’homme mais tant qu’il ne saigne pas, cela ne se remarque pas, d’autant que dans l’épreuve, c’est lui qui, par ses bonds agressifs, soumet le plus apparemment l’homme à la violence. Et lorsque ce dernier sort blessé ou groggy de l’épreuve, ses compagnons qui sont venus à son secours s’empressent de l’évacuer de la piste et de le cacher au regard de la foule afin qu’aussi vite que possible, le spectacle continue. Ici, au contraire de ce qui se passe en Espagne avec les toreros, dont les accidents et les blessures sont montrés sous tous les plans dans les médias comme une preuve de bravoure, la souffrance de l’homme doit être recouverte par le vernis du show business. Autre exemple : aux Etats-Unis, on tolèrera qu’un taurillon lancé au galop soit saisi au lasso et renversé, mais on ne tolèrera pas qu’une pouliche subisse le même sort, ce qui indique une hiérarchie entre les deux espèces animales, le cheval étant considéré comme plus proche de l’homme que le bœuf.

C’est sur cette ligne de la violence et du statut des animaux que se définit la frontière entre les civilisations anglo-américaine et ibéro-américaine et leurs productions tauromachiques respectives. De nos jours, en particulier dans les Etats du sud-ouest, la forte présence de populations immigrées venues du Mexique a pour corollaire un développement des versions mexicaines du rodéo, la charreada et le jaripeo[3]. L'existence sur le territoire étasunien de ces jeux, qui donnent à voir de manière plus ostensible que le rodéo classique la violence exercée sur les animaux et sur les hommes[4], même s'ils ne comportent pas de mise à mort, n'est pas sans susciter la polémique. Elle motive les actions en justice des puissantes associations de défense des animaux qui parviennent à influencer la jurisprudence dans les différents Etats concernés, voire à susciter la création de législations spécifiques pour limiter la portée de cette violence. Ont été visées en particulier les épreuves du coleo – qui consiste à poursuivre à cheval et à renverser un taurillon en tirant sur sa queue –, les manganas – piégeage au lasso de pouliches lancées au galop – et l'utilisation d'éperons-crochets blessants (espuelas de gancho) dans l'exercice de monte du taureau. L’interdiction des manganas a été décrétée en 2005 dans les Etats de Californie, de Floride, du Texas, du Nouveau Mexique, de l’Illinois, du Maine et de l’Oklahoma. Le coleo, qui est, au-delà du Mexique, l’exercice tauromachique le plus répandu en Amérique latine[5],a été interdit en 2008 par le gouvernement de l’Etat du Nebraska. Quant aux éperons crochets, ils sont interdits sur l’ensemble du territoire étasunien parce qu’ils provoquent des blessures sanglantes sur les flancs des taureaux et tombent donc sous le coup de la loi fédérale de protection des animaux domestiques.

Une petite précision technique est ici nécessaire : dans le rodéo nord-américain, le monteur est muni de gros éperons classiques dont la roulette est fixée par une tige métallique. Le but du jeu revient à tenir 8 secondes sur le dos du taureau bondissant, en se tenant d’une seule main à la sangle qui ceinture le poitrail de l’animal. Dans le jaripeo, le monteur, muni des éperons crochets, doit résister aussi longtemps que possible. Il a le droit de se tenir des deux mains, d’une main ou même sans les mains, ses éperons, fichés profondément dans les flancs du taureau, pouvant lui permettre de surpasser le temps de monte de son homologue étasunien. Cette performance (en réalité l’effet d’une technique blessante) ne manque pas de flatter le sentiment nationaliste mexicain des monteurs et des organisateurs, personnages issus de milieux marginaux, souvent liés à une économie occulte, qui n’hésitent pas, à l’occasion, à violer la loi des Etats-Unis. Et c’est ainsi que dans certains Etats, tels la Californie ou l’Illinois, où la population d’origine mexicaine est particulièrement nombreuse, sont organisés des jaripeos clandestins ; ici, tandis que des bookmakers parient de fortes sommes sur les chances des différents monteurs, sont utilisées les espuelas de gancho.

Au-delà du lobby des militants de la cause animale et de son influence politique, ces techniques prohibées, caractéristiques de la charreada et du jaripeo tels qu'on les observe au Mexique, sont jugées dégradantes, voire « barbares », par de nombreux cowboys, non sans une certaine condescendance raciste à l'égard de leurs collègues venus de l'autre côté de la frontière. D’une façon générale, on remarque que le milieu du rodéo nord-américain est influencé par l’idéologie animaliste et ne manifeste guère d’affinités avec la tauromachie espagnole ni moins encore avec les traditions mexicaines. Pourtant, cette défiance envers les manières hispano-américaines n’est pas sans ambiguïté, ainsi que l’indique l’importance croissante que prennent dans le rodéo les deux bullfighters (textuellement, « toreros »), sortes de péons aux atours de clown. Dans le jeu, ces derniers assistent le monteur en attirant l’attention et en feintant le taureau lorsque l’animal a éjecté son adversaire dont il s’apprête à charger le corps sans défense, lourdement retombé sur le sol. Aujourd’hui, les bullfighters ont laissé la partie burlesque du spectacle à un clown professionnel, qui se trouve sur la piste mais ne joue aucun rôle tauromachique. Ils sont devenus de véritables spécialistes du combat de taureau, de la brega, dirait-on en langage taurin espagnol, à tel point qu’ils se livrent désormais, soit à la fin des rodéos les plus importants, soit dans un genre spécifique de représentation, à une compétition où ils affrontent, l’un après l’autre sous les applaudissements d’un public enthousiaste, un taureau de corrida. Dans ce spectacle, dénommé free style bullfighting, chaque participant doit réaliser en 40 secondes autant de feintes, de sauts et d’écarts qu’il le peut ; ainsi les toreros nord-américains retrouvent-ils sans le savoir vraiment les techniques de leurs homologues landais ou des recortadores du nord-est de l’Espagne.

Si le succès public considérable du free style bullfighting met en évidence les racines communes entre tauromachies européennes et rodéo, et relativise donc quelque peu l’opposition entre les mentalités anglo et hispano-américaines, on remarquera en outre que le rodéo, pas plus que les jeux d’arènes hispaniques, n’est exempt de reproches de la part des protecteurs des animaux étasuniens. Ceux-ci, en effet, demandent régulièrement son interdiction pure et simple, objectant que les exercices réalisés dans l’arène sont devenus un pur spectacle commercial et que les taureaux et chevaux utilisés ne sont pas les bêtes sauvages des origines mais bien des animaux domestiques que l’on conditionne par la violence pour convenir aux exigences du sport. Quant aux concurrents humains, la plupart sont issus d’un milieu urbain, n’ont jamais travaillé dans un élevage et se définissent eux-mêmes comme des athlètes professionnels plutôt que comme des vachers, ce que les militants animalistes considèrent comme une aberration. Les plus modérés parmi ces derniers, tels Eric Mills, président de l’association Action for Animals d’Oakland (Californie), peuvent reconnaître que la prohibition totale du rodéo serait dommageable pour la tradition du pays. Cherchant plutôt à améliorer la condition des bêtes employées dans le jeu, Mills plaide donc pour que ne soient plus utilisés que des animaux adultes et seulement pour les épreuves individuelles de monte de taureaux et de chevaux non dressés (bullriding, bronc saddle riding, bareback riding). Il demande en conséquence la disparition des séquences de piégeage au lasso de veaux et de bouvillons (calf roping, steer roping). Objectivement, ces pratiques, qui résultent d’ailleurs directement de l’influence mexicaine, sont tout aussi violentes pour les jeunes bœufs mis en jeu que les manganas de la charreada mexicaine qui tombent, elles, sous le coup de la loi des Etats mentionnés plus haut. Mais le calf roping et le steer roping sont considérés comme partie intégrante de la tradition « authentiquement américaine » du rodéo et ne sauraient donc faire l’objet d’une prohibition. Pour Mills, cette défense du spectacle intégral par la loi est une hypocrisie qui revient à couvrir les intérêts du « big business » que constitue le rodéo. Notre homme affirme haut et fort son idéologie écologiste et son homosexualité ; il appartient clairement à la gauche alternative américaine. Mais il n’en est pas moins attaché au sentiment identitaire dominant, ce qui révèle toute l’ambiguïté – et donc tout l’intérêt – de sa position, caractéristique d’une culture étasunienne qui voudrait que le jeu d’arènes national fût exempt de violence afin qu’il se distinguât des tauromachies hispano-américaines. Ainsi avoue-t-il que rien ne le dégoûte davantage que les usages mexicains, et notamment celui des éperons crochets :

-          Qu’ils fassent cela chez eux s’ils le veulent… Ici on est aux Etats-Unis d’Amérique et il faut en respecter les lois et les mœurs pour s’intégrer. 

Tauromachies et clivages culturels au sein de la société étasunienne

Ainsi, à partir de la question de la sensibilité à la souffrance animale, peut-on voir dans le hiatus entre le rodéo et ses versions mexicaines une manifestation de l'opposition séculaire des civilisations d'origine anglo-saxonne – à l’origine du « droit des animaux » – et hispanique – à l’origine de la tauromachie. Se pencher sur ces traditions américaines du jeu d’arènes conduit donc à appréhender à un niveau plus général les marquages idéologiques, identitaires, territoriaux, ethniques etc., qui tendent depuis l'époque coloniale les relations entre les deux grandes puissances impérialistes européennes et qui se traduisent aujourd'hui, sur la frontière étasunienne-mexicaine, par un rapport extrêmement ambigu de coopération et d'inimitié dont l'immigration clandestine et le trafic de drogue sont les symptômes les plus aigus. Un exemple saisissant, l'arène de Tijuana, qui présente l'un des programmes de corridas les plus fournis du Mexique, est bâtie juste au-delà du mur militaire qui marque autoritairement, à partir de la plage, la frontière entre les deux pays. L'efficacité de ce mur est symbolique : souvent détérioré et aisément franchissable, sa présence est surtout destinée à rassurer les populations bourgeoises de la ville californienne de San Diego qui craignent l'intrusion des migrants stigmatisés. Quant à l'arène, elle permet aux aficionados mexicains des deux côtés de la frontière d'assister à des corridas avec mise à mort, interdites aux Etats-Unis. Cependant, il existe aussi dans ce pays des peñas taurines qui mêlent aficionados d’origine mexicaine et aficionados anglo-américains[6]. Bien que marginalisés, subissant l'opprobre et même les menaces des militants des animal rights, ces groupes de citadins appartenant aux classes moyennes, voire aisées, organisent des causeries (tertulias) et des entraînements hebdomadaires de leurs membres prácticos (pratiquants amateurs qui se produisent à l'occasion dans l'arène d'un élevage ou d'un village, au Mexique ou en Espagne). Naturellement, ils se joignent à l'émulation suscitée par la plaza de toros frontalière de Tijuana dès qu’une corrida y est présentée.

Si la tauromachie et ses dérivés, rodéos américain et mexicain, mettent en exergue les clivages et les étonnantes relations de continuité entre civilisations anglo et hispano-américaines, on remarque aussi, en vertu du droit constitutionnel américain et de la défense des libertés communautaires, que les groupes marginaux (immigrés mexicains, aficionados étasuniens hispanisés) peuvent, dans le cadre de la loi, donner une expression publique à leur passion taurine et à leur identité. C'est selon le même principe fondateur de cette nation de migrants que les Portugais-Américains d'origine açorienne, fortement implantés dans la San Joaquin Valley (Californie), la plaine agricole la plus riche du monde, jouissent du droit d'organiser des corridas portugaises, ou touradas. Une loi fédérale de 1957 interdit la corrida sous toutes ses formes parce qu’il s’agit d’un spectacle où le sang des animaux coule. Mais elle autorise les corridas bloodless, sans effusion de sang, si elles ont lieu à l’occasion d’une fête religieuse. Cet alinéa fut rédigé sous l’influence du lobby des Luso-Portugais de Californie, rendu puissant par l’élevage laitier intensif dans lequel bon nombre de familles d’origine açorienne de la San Joaquin Valley se sont spécialisées au cours du XXe siècle. Dans les touradas californiennes, qui peuvent comprendre à l'occasion la prestation d'un matador de genre espagnol, chaque taureau est présenté avec un tapis en tissu épais collé sur le garrot qui permet aux toreros à cheval ou à pied de planter sans dommage des banderilles et des rejõas dont la pointe est recouverte de velcro. Évidemment, comme au Portugal d'ailleurs, il n'y a pas de mise à mort du bétail. Ici, les taureaux sont loués par l'éleveur à l'organisateur du spectacle ; une fois combattus, le premier les récupère pour les vendre aux abattoirs. Parfois, il en revend un exemplaire aux organisateurs d'une autre fête portugaise où, comme on le voit à Isla Terceira, l'île des Açores dont sont originaires la plupart des Luso-Californiens, on joue à faire courir dans les rues de la ville un taureau tenu par une corde attachée à la base des cornes (tourada da corda). Les bloodless bullfighting portugais, qui sont apparus dans les années 1930, connaissent aujourd'hui un véritable essor, attirant, outre les Luso-Californiens eux-mêmes, les aficionados mexicains et anglo-américains. Parallèlement, on compte une quinzaine de ganaderias spécialisées installées entre la San Joaquin Valley et Riverside, aux abords de l’agglomération de Los Angeles ; à l’occasion, elles fournissent aussi du bétail pour animer le free style bullfighting des grands rodéos tels que celui de Salinas. Enfin, depuis cette année, un nouveau marché s’est ouvert pour ces entreprises : de l’autre côté de la Sierra Nevada, dans l’Etat voisin du Nevada, à Las Vegas, où ont lieu aussi les finales des principaux championnats nationaux de rodéo, une arène présente désormais des corridas espagnoles bloodless auxquelles participent de grandes vedettes, tels Enrique Ponce ou José Ortega Cano…

Expression des minorités et du sentiment national par le jeu d’arènes

Au-delà du rodéo, la société composite des Etats-Unis a donc produit une variabilité culturelle des jeux d'arènes qui s'apparente, sur une plus grande échelle géographique et démographique, à ce que l'on observe dans les pays de tradition taurine du sud-ouest européen ou d'Amérique latine, où la corrida espagnole, la forme la plus répandue, « mondialisée », si l'on veut s'accorder cette concession aux modes du temps, coexiste avec des formes régionales de tauromachie (Saumade, 1994 & 1998 ; Maudet, 2009). Quant à l'opposition des militants animalistes, si elle a plus de poids ici que dans les pays taurins européens et latino-américains où elle est quand même loin d'être négligeable, elle butte inéluctablement sur le principe fondateur des Etats-Unis qui avait, malgré son extraordinaire ambiguïté, tant fasciné Tocqueville : la Loi se porte garante des libertés des minorités dans la mesure où celles-ci participent du sentiment d'appartenance nationale. Et en l'occurrence, si le spectacle de rodéo ne cesse de clamer la fierté d'être Américain, les rodéos mexicains et les corridas portugaises présentés sur le sol étasunien sont toujours précédés par un protocole pompeux incluant l'exaltation, aux côtés des étendards mexicain ou portugais, du drapeau étoilé, soulignée par l'exécution, précédant celle des hymnes des pays d'origine, du célèbre Spangled star banner. Comme le dit le « pionnier » charro californien Henry Franco « Become a good citizen, but don’t forget your roots. That’s part of the training”[7]. C’est un tel contexte, à la fois pluriculturel et culturellement homogène, qui a permis cette extraordinaire ambiguïté : le plus grand pays anglo-saxon est devenu le plus grand pays de tauromachie.

Frédéric Saumade
Anthropologue
Université de Provence-IDEMEC Aix-en-Provence

Bibliographie

Jordan, Terry G. 1993, North American Cattle-Ranching Frontiers. Origins, Diffusion, and Differentiation, Albuquerque, University of New Mexico Press.

Kasson, Joy S. 2000, Buffalo Bill’s Wild West. Celebrity, Memory, and Popular History, New York, Hill and Wang.

Maudet, Jean-Baptiste. 2009, Terres de taureaux. Les jeux taurins de l'Europe à l'Amérique, Madrid, Editions de la Casa de Velazquez.

Nájera Ramírez, Olga. 2000-2005, “La charreada in the USA”, http://www.folkstreams.net/context, 296 (1-4).

Saumade, Frédéric. 1994. Des sauvages en Occident. Les cultures tauromachiques en Camargue et en Andalousie. Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme.

1998. Les tauromachies européennes. La forme et l'histoire, une approche anthropologique, Paris, Comité des Travaux Historiques et Scientifiques.

2008, Maçatl. Les transformations des jeux taurins au Mexique, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux.


 

[1] La présente communication se base sur une enquête de terrain effectuée en Californie dans le cadre du programme Torobullmexamerica financé par l’Agence Nationale de la Recherche (2009-2011).

[2] Aujourd’hui encore, du sud au nord de l’ouest américain, l’activité économique de nombreuses réserves indiennes est dominée par l’élevage extensif du bovin, sous une forme assez fidèle à l’ancienne tradition cowboy. Parmi leurs membres, les champions de rodéo de tous âges et des deux sexes participent à des circuits spécifiques d’Indian rodeo.

[3] Pour une ethnographie de ces formes mexicaines de jeu d'arène, voir Saumade, 2008.

[4] Au Mexique, sont vendues autour des marchés des DVD représentant en continu des scènes d’accidents tragiques, parfois mortels, qui frappent les monteurs de taureaux du jaripeo. La publicité inscrite sur les jaquettes de couverture clame le nombre d’accidents graves contenus dans chaque vidéogramme.

[5] Y compris dans les pays qui n’ont pas conservé la corrida coloniale à l’indépendance, tels le Brésil (Maudet, 2009).

[6] Il y a à notre connaissance 14 peñas taurines aux Etats-Unis, réparties entre les Etats de Californie (4), Texas (3), Floride (2), Illinois (2), Etat et ville de New York (2), Rhode Island (1). Source : brochure Los Aficionados de Los Angeles (march, 2009).

[7] Cité par Nájera Ramírez, 2000-2005 : 4.