INSTITUT INTERNATIONAL
DE DROIT TAURIN

Maison des Avocats
16, rue Régale
30000 NÎMES

 

Contactez nous

Colloque Bayonne

affiche

"Les Journées internationales de Droit Taurin rassemblent alternativement chaque année en France et en Espagne... Lire la suite

  • Avocat Droit taurin
  • Avocat Droit taurin
  • Avocat Droit taurin
  • Avocat Droit taurin
  • Avocat Droit taurin
  • Avocat Droit taurin


Colloque Nîmes - 17 - 20 septembre 2009

Colloque Nîmes


Du statut moral des animaux au régime juridique de la corrida en France

On affirme parfois — c’est le cas notamment des militants animalistes ou antitaurins — que la corrida bénéficie, dans le Droit français d’un régime d’exception — et ce pour deux raisons.

Depuis la loi du 24 avril 1951, la licéité de « course de taureaux » apparaît dans un alinéa du Code pénal (alinéa 4 de l’article 521-1) comme une exception à la règle punissant les auteurs de mauvais traitements (sévices graves ou actes de cruauté) à l’égard d’animaux « appropriés » (qu’ils soient domestiques, apprivoisés ou captifs). Pourquoi, demandent les antitaurins, faudrait-il excepter la corrida (et les combats de coq, notons-le) de la règle de droit — héritée, comme on sait de la fameuse loi Grammont (1850) ?

La seconde raison qu’invoquent ceux qui prétendent que la corrida bénéficie d’un régime d’exception à la règle ordinaire du Droit est que, selon le contenu même de l’alinéa en question, la norme pénale générale ne s’applique pas aux courses de taureaux (seulement) « lorsqu’il existe une tradition locale ininterrompue ». Or, selon ses détracteurs, l’argument en faveur de l’exceptionnalité (ou de « l’immunité légale » dont bénéficie la corrida) est, sur le fond, contestable puisqu’il fait appel à la notion de « tradition », comme si la simple existence d’une « tradition » (notion peu courante en Droit, où on lui préfère généralement celle de « coutume » voire d’« usage », par exemple) pouvait avoir pour effet d’immuniser un acte de son caractère délictueux, et plus généralement de justifier quoi que ce soit. Toute tradition est-elle bonne, demandent les détracteurs de cet article, et devrait-elle par là même être défendue et préservée ? Chacun sait, plaident-ils, qu’il y a des traditions détestables (l’excision des fillettes salon certains rites religieux, le suicide par le feu des veuves en Inde, etc.), et que la plupart des progrès des mœurs se sont fait contre les traditions, souvent armés du bras séculier de la loi.

C’est aux deux arguments ci-dessus que je voudrais répondre en défendant la loi française actuelle et sa formulation : la loi, toute la loi, rien que la loi. Je montrerai rapidement les deux points suivants. Contrairement à ce qu’on dit, la corrida est défendue et préservée, que ce soit par les textes législatifs ou par la jurisprudence, non pas parce qu’elle est une tradition, mais là où elle est de tradition. La nuance est considérable, comme nous le verrons. Si, en effet, la corrida semble bénéficier d’une exception dans un article du Code pénal, cette exception est tout à fait conforme à l’esprit général du Droit français selon lequel les animaux n’ont pas de statut juridique unique ; le régime qui leur est applicable (c’est-à-dire, entre autres, le type de protection dont ils bénéficient), est dépendant du type de relation qui les lient à l’homme.

Commençons par le premier point. La loi du 29 avril 1951 (devenue l’alinéa 4 cité ci-dessus), qui constitue la première reconnaissance de l’existence légale de la corrida en France a été complétée par un décret du 7 septembre 1959, qui a ajouté l’épithète « locale » au mot tradition, réduisant la portée de l’immunité. Quelles interprétations de ces textes ont été données par la jurisprudence des Cours d’appel et de la Cour de cassation ?

Concernant le terme « local », la Cour d’appel de Toulouse du 3 avril 2000 a considéré que la tradition existait « dans le Midi de la France, entre le pays d’Arles et le pays basque, entre garrigue et Méditerranée, entre Pyrénées et Garonne, en Provence, Languedoc, Catalogne, Gascogne, Landes et Pays basque. » L’arrêt de la Cour de cassation (27 mai 1972) définissait le terme « local », « non comme le seul territoire d’une commune, mais comme un ensemble démographique ». Cette jurisprudence a été réitérée par un arrêt de 8 juin 1994 de la Cour de cassation. Enfin, la Cour d’appel de Toulouse du 3 avril 2000 retient cette même notion d’ensemble démographique, où « la population vit en suivant un ensemble de traditions et de coutumes locales particulièrement persistantes, dont celle d’assister à des courses de taureaux. »

Plus important pour nous est l’interprétation du terme « tradition » par les tribunaux. La Cour d’appel d’Agen, le 10 janvier 1996, avait jugé que « la tradition locale est une tradition qui existe dans un ensemble démographique déterminée, par une culture commune, les mêmes habitudes, les mêmes aspirations et affinités… une même façon de ressentir les choses et de s’enthousiasmer pour elle, le même système de représentations collectives, les mêmes mentalités » Un arrêt de la cour d’appel de Toulouse du 3 avril 2000 décrit les effets dans les mœurs de la dite « tradition » :  la tradition taurine peut se manifester « par l’organisation de spectacles complets de corridas de manière régulière dans les grandes places bénéficiaient de structures adaptées permanentes et de manière plus épisodique dans les petites places à l’occasion notamment des fêtes locales ou votives ; elle se manifeste par la vie de Clubs taurins locaux, l’organisation de manifestations artistiques et culturelles autour de la corrida et le déplacement organisé ou non des aficionados locaux vers les places actives, voisines ou plus éloignées. »

On voit que la « tradition » n’est pas le motif qui rend licite la corrida dans la douzaine de départements du Sud de la France, mais elle détermine le plus précisément possible la région où la corrida est licite. Répétons-le : la corrida n’est pas licite parce qu’elle est de tradition, elle est tenue pour licite là où elle est de tradition. La nuance est importante : les antitaurins expliquent que la tradition n’est pas une raison. Ils ont raison. Ce que la loi française reconnaît, c’est qu’il y a des régions où la tradition taurine crée une connaissance du taureau, une culture et une sensibilité particulière des populations qui justifient une certaine forme de relation particulière au taureau de combat — et donc justifient des pratiques qui seraient incompréhensibles ou tenues pour cruelles dans d’autres régions. Comme je le notais dans un récent ouvrage : « Tel est l’effet de la culture taurine, là où existe une tradition. Le fait d’avoir été entouré de discours sur la tauromachie, de vivre à proximité des taureaux, d’avoir dès l’enfance appris à connaître cette bête magnifique et fière, d’avoir acquis cette admiration pour l’animal et sa « bravoure » sans laquelle la corrida n’aurait aucun sens, tout cela a forgé une sensibilité nécessaire à la perception de ce spectacle singulier. C’est ainsi que ce qui serait vu comme un acte de cruauté à Londres, à Boston, Stockholm ou Strasbourg, est compris à Dax ou à Béziers, à Bilbao, Málaga ou Madrid, comme un acte de respect inséparable d’une identité. »[1]

Passions au second point. Comme je l’ai montré dans un article récent dont je reprendrai ici certaines des analyses[2], le droit français reconnaît plusieurs types d’animaux et leur applique des régimes juridiques différents. Pour simplifier, on peut dire que les animaux domestiques dépendent du code rural (ou du code civil pour les questions patrimoniales) et les animaux sauvages du code de l’environnement, qui éventuellement les classe en espèces nuisibles, protégées, etc. Ainsi, le rat sauvage(Rattus rattus : rat noir) n’a pas de régime particulier, sauf lorsqu’il est classé « nuisible », tandis que le surmulot (Rattus norvegicus) peut être rat de laboratoire ou rat de compagnie et bénéficier alors d’un régime spécifique pour chacune de ces fonctions, ou le perdre lorsqu’il se retrouve en marronnage (c’est-à-dire retourne « à la nature »). Seul l’animal approprié (qu’il soit domestique, apprivoisé ou captif) est défini comme un être individualisable juridiquement parlant, plus concrètement comme un« être sensible » (depuis la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature : article L. 214-1 du code rural), et c’est envers lui seul que l’exercice de mauvais traitements est punissable (article L. 214-3 du code rural et art. R.521-1, R.653-1, R.654-1, R.655-1 du code pénal). Les animaux « sauvages », ou  à l’état sauvage, ne sont donc pas concernés. Le fondement actuel du droit français est donc celui-ci : l’Animal en tant que tel l’existe pas. Ce qui existe, ce sont des types de relations homme/animal qui déterminent différents régimes juridiques d’animaux et, le cas échéant, diverses conduites humaines répréhensibles, dans certains cas à l’égard d’individus, dans d’autres cas à l’égard d’espèces : laisser proliférer des espèces nuisibles ou massacrer des espèces protégées. Le Droit, dans sa complexité, est sage.

« L’esprit de la loi » française est donc le suivant : la domestication ou la captivité d’une part vont de pair avec une forme d’apprivoisement qui crée, entre l’homme et l’animal, des relations de type contractuel, et elles sont d’autre part susceptibles d’engendrer une affection réciproque, qui est la finalité même de la relation homme/animal dans le cas des animaux de compagnie.

De là se pose la question : « qu’est-ce que le taureau de combat » ? Il est évidemment un animal domestique, au sens de l’arrêt du 13 juin 1932 de la Cour de cassation : « Le taureau subit la domination de l’homme, est sélectionné par lui, est élevé dans les pâturages clos et en fait reçoit sa nourriture de lui ». Cependant, alors que, dans la quasi-totalité des autres cas, la domestication d’une espèce ou d’une variété animale s’accompagne d’apprivoisement, qui est la finalité de la domestication des animaux de compagnie et son moyen essentiel dans le cas des « animaux de rente », dans le cas du taureau de combat, c’est le contraire. Sa domestication (au sens rappelé ci-dessus de ses conditions contrôlées d’alimentation et de reproduction) a eu, et a toujours pour finalité essentielle, de préserver, et même de développer, autant que faire se peut, l’hostilité naturelle du taureau envers l’homme. A partir d’un instinct naturel de défense jalouse du territoire, l’élevage du toro bravo a pour objectif de développer cette « bravoure » qui lui permet d’être adéquat à sa fonction dans la tauromachie. Or cette « bravoure » se manifeste directement par des effets opposés à toute forme d’apprivoisement : méfiance, hostilité, agressivité vis-à-vis des congénères, des intrus d’autres espèces, et notamment vis-à-vis de l’homme — sans lesquelles la corrida serait impossible ou dépourvue de sens.

On peut de là conclure que la relation homme/animal et le traitement que l’homme fait subir au taureau, dans sa vie et dans sa mort, est conforme à l’esprit général de la loi. Le taureau de combat bénéficie des conditions d’élevage d’un animal « domestique » (et même en réalité bien meilleures que celles de la plupart des animaux de rente, notamment des animaux de boucherie) mais ne peut bénéficier du traitement « moral » de faveur réservé aux animaux domestiques (« sévices », « mauvais traitements », etc.) — et dont, rappelons-le, ne bénéficient pas, dans le droit français, les animaux sauvages. En effet, ce traitement de faveur n’apparaît pas comme une conséquence, pour eux, de la domestication elle-même mais de son effet ordinaire, l’apprivoisement. C’est cet apprivoisement qui a pour effet, de susciter en l’homme des sentiments d’affection ou de compassion individualisés vis-à-vis de telle ou telle bête, et par conséquent aussi, de créer pour l’homme des obligations ou des devoirs. Le taureau de combat est traité dans sa vie comme un animal domestique et dans sa mort comme un animal sauvage, conformément à cette relation singulière et pour ainsi dire unique que l’homme a lié avec lui dans, par et pour la tauromachie ; une domestication visant l’hostilité. De cette ambiguïté découle pour lui sa vie libre au champ, et sa mort au combat dans l’arène.

Au-delà de cet état actuel du Droit français, certains mouvements de « défense des animaux », sous l’influence de doctrines philosophiques anglo-saxonnes, proposent actuellement de bouleverser cet équilibre juridique soit en tentant de faire reconnaître des « droits de l’animal » en général (en tant qu’animal, c’est-à-dire indépendamment de tout rapport avec l’homme), soit en tentant, plus insidieusement, d’introduire dans notre code civil une nouvelle personnalité juridique, celui de l’animal « être sensible », indépendamment de toute appropriation par l’homme [3]. L’animal pourrait alors devenir un être doté d’une personnalité juridique fonctionnelle comme une personne morale ou un sujet de droit. Après tout, pourquoi pas ? se demandera-t-on ; ne faudrait-il pas mieux « protéger » tous les animaux quel qu’ils soient ? Ne serait-ce pas une saine évolution du Droit, qui suivrait ainsi au plus près celle des mœurs et des sensibilités ? On peut le penser. Cependant, des arguments juridiques et des raisons pratiques s’y opposent [4]. Nous voudrions leur ajouter quelques motifs d’ordre philosophique. Nous soutenons que, dans un cadre normatif, qu’il soit moral ou juridique, l’animal ne peut pas être défini indépendamment des relations que l’homme a avec lui.

Qu’est-ce qu’un animal ? Il existe de multiples façons de le définir. Dans les tentatives de modification actuelles du Droit se manifeste une forme de catégorisation totalement étrangère à notre tradition juridique, celle de la morale « animaliste » qui voudrait s’imposer comme nouvelle orthodoxie. Dans l’idéologie animaliste, l’ « animal » est le héros d’une fable dont la morale tient en une phrase: l’Animal est la victime dont l’Homme est le bourreau. L’Animal est un être « sensible », c’est-à-dire un être doté, non pas d’un mode de cognition, de perception ou de conscience (à définir), ni d’un affect (extrêmement variable selon les espèces) ou d’un signal naturel indispensable à sa survie, mais sensible essentiellement à la « douleur » conçue (comme c’est en effet le cas chez l’homme contemporain) comme phénomène tout uniment négatif, une sorte de mal a priori absolu, mais a posteriori restreint aux seules douleurs infligées par l’homme. Car l’Animal est dit « sensible » pour être conçu comme sensible aux maux causés par l’Homme. Et à l’intérieur de cette catégorie ainsi « définie », si l’on ose dire, l’Animal regroupe de façon unitaire et uniforme, comme un seul type de « patient moral », toutes les espèces qui y sont contenues, quels que soient leur nature, leur mode de vie, et le type de relation que nous avons avec elles : le loup et l’agneau, le chat d’appartement et le rat d’égout, le chien d’aveugle et la vipère, le caniche et le homard, le chimpanzé et la carpe, etc. Pourtant, l’Animal en général n’existe pas, si ce n’est comme la classe des « vivants hétérotrophes », dont la puce et l’homme font partie au même titre. L’Animal n’existe pas comme être moral, mais seulement les hommes pour qui il existe des valeurs et qui s’imposent à eux-mêmes des devoirs (sans pouvoir en imposer aux autres espèces) — mais aussi, à certaines conditions, à l’égard de certains animaux ou de certaines espèces.

La définition de l’Animal en général comme « être sensible », qui commence à s’imposer dans certains codes des pays européens et tente de forcer l’entrée de notre code civil, est en fait l’idée, remontant à Peter Singer[5], selon laquelle tous les êtres capables de souffrir ou d'éprouver du plaisir (« êtres sensibles » : sentience) doivent être considérés comme moralement égaux parce qu’ils auraient un intérêt égal à ne pas souffrir : le malade cancéreux comme le poisson pris à l’hameçon du pêcheur à la ligne. Distinguer entre leurs souffrances serait faire de la discrimination injustifiée en faveur de notre espèce au détriment des autres, autrement dit faire preuve de « spécisme » (comme on parle de racisme, de sexisme, etc.). Ainsi, non seulement il ne faut pas faire de différence morale entre les animaux (dès lors qu’ils sont « sensibles ») mais, pour la même raison, il ne faudrait pas en faire entre les animaux et les hommes, puisque, au fond, l’Homme est un Animal comme les autres : n’est-il pas « sensible », lui aussi, et n’est-ce pas en tant qu’être sensible qu’on ne doit pas le faire souffrir ?

Morale simple et tentante ! Si nous définissons l’objet de notre sollicitude morale comme étant « tout être susceptible de souffrir » et donnons-nous l’objectif éthique « noble » (qui pourrait être contre ?) d’accroitre, autant que faire se peut, la quantité de bonheur sur terre (définie par la somme agrégée des plaisirs individuels) et de diminuer, autant que faire se peut, le malheur (défini par la somme agrégée des souffrances). Logiquement, on en conclura à bon droit que la douleur du poisson pris à l’hameçon a autant de poids négatif que celle de l’enfant qu’on opère sans anesthésie, que, en tant que souffrances, elles se valent, — et qu’il n’y a pas de raison morale pour prétendre vouloir faire cesser l’une plutôt que l’autre. La pêche à la ligne est donc une torture. Soit.

Mais s’il est désormais interdit de pêcher pour ne pas faire souffrir les poissons, ne privera-t-on pas tous ces pêcheurs de leur loisir favori, voire de leur passion, ne va-t-on pas ainsi diminuer la somme agrégée de plaisirs des « êtres sensibles » — dont l’homme fait partie, n’est-ce pas ? Mais comment comparer la « souffrance » du poisson pris à l’hameçon du pêcheur satisfait avec celle du pêcheur frustré de n’avoir plus le droit de pêcher ? Il doit bien y en avoir un moyen, si vraiment les biens et les maux de tous les animaux et de tous les hommes sont commensurables. On vit qu’on compare l’incomparable. On commence par inventer un être, l’Animal,  en unifiant toutes les espèces animales « sensibles » sous un même concept  et en y ajoutant l’Homme, alors même que, par ailleurs, on l’oppose aux « autres » animaux. Mais comment comparer le mal du loup mourant de faim et celui de l’agneau dévoré ? Et comment déterminer lequel est pire ? Pourtant, il faudrait bien qu’il choisisse, celui qui voudrait « diminuer la souffrance sur terre » ; il faudrait bien qu’il vole au secours du loup en lui offrant l’agneau, ou qu’il vole au secours de l’agneau en chassant le loup affamé. Dire que le mal de l’agneau dévoré est pire, n’est-ce pas le point de vue de qui n’a jamais éprouvé la faim ? Et comment faire de la douleur animale le seul mal absolu, alors même qu’elle est souvent, à l’état naturel, un avertissement utile à la préservation de la vie de l’individu ou de l’espèce, et alors même qu’on ne considère comme moralement pertinentes que les souffrances dues à la conduite des hommes ? Sous cet unique concept de « souffrance », on  range la douleur du homard bouilli, celle du chien écrasé, celle du torero blessé, celle de l’enfant agonisant et celle de l’adulte torturé – tous « êtres sensibles », n’est-ce pas ? Mais, même muni de cette invention conceptuelle, à l’intersection de cet être forgé qu’on baptise l’Animal et de ce Mal confus qu’on nomme la souffrance, de quel étalon dispose-t-on pour comparer douleurs animales (négatives) et satisfaction (positive) des besoins humains, quelle échelle va-t-on utiliser pour, d’abord, additionner les plaisirs ou le bien-être des uns et des autres — des poissons au fond des océans, des chats sur la moquette, des taureaux paissant dans leurs champs, et puis, pour faire bonne mesure, de tous les hommes de tous les peuples de  la terre — et en soustraire ensuite toutes les « peines », la douleur du homard bouilli, l’égarement du chien qui a perdu son maître, le stress du bœuf dans son camion, ainsi que toutes les souffrances, les afflictions, chagrins, frustrations, épreuves, manques, privations, misères et malheurs des hommes sur terre ? A réduire ainsi l’immense diversité animale à l’Animal « être sensible », on amoindrit l’animalité, on réduit l’humanité à l’animalité, et on ampute la morale elle-même.

On voit à quoi se résume une si belle morale : à la formule ambiguë « on ne doit pas faire souffrir ». S’il s’agit d’améliorer les conditions de vie des bœufs et des porcs, on ne saurait y contrevenir, et l’état du Droit y suffit, sans y introduire de nouvelles personnalités juridiques ou des nouveaux sujets de droit. Mais s’il s’agit, à terme, de « libérer » les animaux de toute emprise humaine, ou, comme beaucoup le proposent déjà, d’interdire, après la tauromachie, la pêche et la chasse (de les interdire aux seuls hommes, non aux « autres animaux » pêcheurs ou chasseurs), d’imposer à tous (du moins à tous les hommes) le végétarisme ou de leur interdire l’usage des pulls de laine ou des chaussures de cuir (car, dit-on, il est impossible d’élever des animaux de rente sans « faire souffrir » des « êtres sensibles »), alors on voit que l’animalisme, en dépit de ses prétentions généreuses, n’est pas une extension des valeurs humanistes, il en est la négation.

Francis Wolff

Professeur des universités, département de philosophie

École normale supérieure (Paris)


[1] 50 raisons de défendre la corrida, Éditions « Les mille et une nuits », 2010, p. 63

[2] « Des conséquences morales et juridiques de l’inexistence de l’animal », Pouvoirs 131 « Les animaux », Seuil, 2009.

[3] Voir les propositions de loi déposées périodiquement par Mme Marland Militello, ainsi que celles de modification du code civil, qui faisaient partie du « Rapport sur le régime juridique de l’animal » (remis au ministre de l’agriculture, mai 2005), dit rapport S. Antoine, du nom de sa rédactrice, Présidente de chambre honoraire à la Cour d’appel de Paris et trésorière de la Ligue française des droits de l’animal). Voir ladocumentationfrancaise.fr

[4] Ainsi les experts du groupe 1 des rencontres « Animal et société » (Ministère de l’Agriculture, mai 2008) repoussent cette suggestion « en l’absence de lisibilité des retombées positives attendues pour le bien-être animal ainsi que des conséquences possibles sur les différents secteurs d’activité économique… «  Ils observent par ailleurs « l’absence de critères sur la sensibilité animale ou sur les impératifs biologiques qui permettraient de fixer le champ des espèces animales pouvant être concernées et un début de cadre d’application. De plus, afin de ne pas être fortement critiquée par Conseil d’Etat et le Conseil Constitutionnel, une inscription dans le code civil ne pourrait se limiter au seul principe sans implication normative et devrait être assortie d’un régime juridique applicable. »Voir www.animaletsociete.com

[5] Voir le fameux livre du philosophe utilitariste australien, Peter Singer, Animal Liberation, New York, 1975 (La libération animale, Grasset, 1993), sans doute l’ouvrage philosophique qui a eu, et continue d’avoir, le plus d’influence au monde, depuis une trentaine d’années.